Essai n°10 : folie

Publié le par Albator13

 

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Un réveil quelconque. Presque trop banal. Je me sens légèrement désorienté bien que tous mes sens soient au repos. Une douleur faible, d'abord imprécise, diffuse depuis la base de mon cou. En dehors de cette légère sensation désagréable, rien ne pourrait expliquer la raison de mon incapacité à me situer dans le temps ou l'espace. J'espère que c'est passager. C'est nécessairement passager. Mais la douleur a progressivement enflé et, désormais, elle affirme nettement sa présence en broyant mon crâne qui est comme écrasé dans un étau invisible. Un tumulte de marteaux cogne sans relâche contre mes tempes. Le sang afflue dans mes veines et ses charges furieuses ne me laissent aucun répit. Mon front est le siège d'un violent combat où des centaines de fantassins s'affrontent piétinant d'un pas lourd et trainant un champ abominablement meurtri. Un râle profond s'échappe de ma gorge tandis que mes doigts crispés labourent mon crâne en tentant désespérément d'apaiser la souffrance excessive qui a envahie toute ma raison. Je déploie un effort considérable pour ouvrir des paupières qui refusent obstinément de m'obéir. Enfin, mes yeux s'ouvrent et une lumière brûlante s'y engouffre immédiatement. De toutes parts, un silence blanc, effrayant tel un dieu terrible sans âme. Des gémissements, des murmures, des cris lointains. Je ne suis pas seul. Je hurle. Je supplie que l'on vienne à mon aide. Tous se taisent et semblent guetter un signal invisible donné par un arbitre tout puissant. Alors les cris, les murmures, les gémissements reprennent avec une intensité accrue et fusionnent lentement en une sombre mélopée qui aliène le peu de raison qui me restait. Ma poitrine est écrasée par une terreur irraisonnée venue du fond des âges où l'homme était encore le jouet de cruelles divinités. Mon corps est figé d'effroi, paralysé par cette peur primitive. Peu à peu, je commence à percevoir quelques détails dans cette blancheur pesante qui m'entoure. Un angle, puis une sorte d'ouverture, probablement une porte. Il semblerait que je me trouve au milieu d'une sorte de pièce vide de tout mobilier. Telle une bête livrée à sa souffrance, je me traîne péniblement vers un des angles incapable de démontrer mon humanité en me redressant, tout orgueil m'ayant fui. Est-il un crime qui puisse être commis pour connaître un tel tourment ?

Je souffre ainsi les tourments de l'enfer pendant une éternité quand brutalement une première image me revînt. Puis une odeur. Son odeur, celle de Fany, mon amour. Es-tu toi aussi enfermé dans ce lieu maudit ? Que peut-on te reprocher à toi, mon ange de lumière ?



Tu as traversé mon existence telle une une étoile filante traverse le ciel. Je t'ai si peu connu. Sans rien attendre en retour, tu m'as livré toute la beauté de ton humanité. Tu t'es donnée simplement à moi comme tu t'étais mille fois donnée auparavant. Tu as pardonné avec amour ceux qui t'ont blessés. Tu as puni avec douceur ceux qui t'ont trahis. L'indulgence de ton regard a définitivement marqué ceux qui t'ont connue. J'ai tant d'amour pour toi, bien plus que la nature de l'homme puisse le permettre. Un amour qui ne connait aucun partage, un amour qui remplit à lui seul un univers.

Je me souviendrais toujours du soir où nous nous sommes rencontrés. Une terrible tempête de neige s'était abattue sur la vallée depuis le début de la soirée. Malgré les intempéries, j'avais pris ma voiture pour me rendre au Rock-Star, histoire de me détendre en buvant quelques verres et fantasmer sur ces femmes inaccessibles que je n'osais aborder. L'obscurité de la nuit avait envahi la vallée tandis que les sommets dissimulaient leur âpre nudité sous un manteau blanc purificateur, avec la pudeur de ceux qui cherchent le regard d'autrui. Des colonnes de neige dansaient furieusement avec le vent et venaient s'écraser avec lourdeur sur le pare-brise de mon véhicule. Ma voiture semblait se laisser guider par les congères comme un train suit son chemin pavé de rails. Trente minutes, qui parurent une éternité, furent nécessaire pour arriver au Rock-Star. Bien que le temps s'y prêtait peu, la jeunesse de la vallée était de sortie et plus d'une dizaine de véhicules étaient stationnés sur le parking sur lequel s'accumulait une neige lourde dont l'accumulation croissante rendrait le départ des plus difficiles.

Le Rock-Star est l'unique animation de la vallée et les rares jeunes qui ne l'ont pas encore quittée pour une vie citadine convergent le samedi soir vers ce lieu de perdition, comme disent les vieilles, pour y jouer inlassablement une même partition. D'abord quelques verres. Puis, quelques autres. Et enfin, quand la boisson a rempli son office de facilitateur social, deux groupes se constituent. Un premier utilise le siège arrière des voitures comme instrument et fait naître d'hormonieuses mélodies composées de grincements d'essieux en fa mineur et de beuglements de plaisir en si bémol. Le second groupe, quant à lui, expérimente les craquements de mâchoires rompues par les poings, les bris de bouteilles éclatées sur des crânes et explore tous les thèmes, la jalousie et la rancune étant les plus récurrents.

Comme j'étais arrivé relativement tôt ce soir là, une tout autre musique était encore jouée. A cette heure, l'alcool n'a pas encore échauffé les esprits et tous se contorsionnent systématiquement pour dévisager chaque individu qui pénètre dans le bar. Tandis que les femmes espèrent découvrir un éventuel partenaire dont la compatibilité est dictée par des impératifs biologiques qui leur échappent, les hommes de leur côté jaugent chaque nouvel arrivant pour déterminer si leur virilité est mise ou non en danger. Je déteste ce jeu et, comme à mon habitude, je baissais les yeux comme pour être excusé de la gêne que ma présence occasionnait.

Mes yeux furent inexorablement attirés par ce petit bout de bonne femme si frêle et tellement fragile. Immédiatement, mes veines furent inondées par un désir ardent. J'étais excité par son étrange énergie et fasciné par sa fébrile nervosité. Son regard était de ceux qui décourage les prétendants pour lesquels l’obstination n’est qu’un mot vain. Elle m’ignora longuement. Je ne la quittais pas des yeux, guettant le moment extraordinaire où nos regards se croiseraient. A force de persévérance, elle finit par m'accorder le droit d'exister. Mon entêtement m’ouvrit les portes du plus incroyable des trésors. Le masque tombé, Fany était la douceur de sa peau, la blancheur de son cou. Ses formes réveillaient en moi des tsunamis de désir, des tempêtes de passion.



Soudain la douleur explose à nouveau dans mon crâne. Après cette excursion réconfortante dans mes pensées, je suis de retour dans cette pièce blanche. La douleur est réapparue en exerçant une pression derrière les yeux, une zone impossible à apaiser, impossible à masser. Mes souvenirs m'ont fui encore une fois. Mon esprit est un tableau blanc effacé au gré des flux et reflux de cette douleur tenace, comme si parcourant un chemin, je me retournais sans cesse pour ne découvrir que la trace de mon dernier pas.

J'ai beau rechercher à quoi le visage de Fany peut ressembler, seulement quelques détails comme la pointe de son nez ou la courbe de ses yeux me reviennent. Je me souviens d'elle comme d'une ébauche de portrait, comme d'une ombre dans le brouillard. Il n'y a que mon amour pour elle qui a laissé une marque, perdue quelque part dans les circonvolutions de mon cerveau. Qu'ai-je vécu avec elle ? Qu'avons-nous partagé ? Décidément, je ne me souviens de rien. Tout est blanc, comme le blanc immaculé qui recouvre les sommets après de fortes chutes de neige.

 

Un nouveau souvenir surgit de ma mémoire. C'était un matin, très tôt, je crois. Il faisait encore nuit. L'horizon était hérissé d'une faible lueur annonçant le lever imminent du soleil. De sombres nuages s'étiraient devant les sommets et jouaient avec les dernières étoiles qui s'effaçaient timidement dans la lumière naissante d'un soleil hésitant.

Je désirais follement vaincre la montagne. Une montagne hostile qui se refusait à moi. Qui se riait de moi convaincue que je ne saurais contenir la peur qu'elle m'inspirait. Je la prendrais de force. Je la battrais jusqu'à ce qu'elle se rende à moi. Un horde de pierres aux formes tranchées m'en barraient l'accès. La violence de mes pas pulvérisèrent ce premier rempart. Elle me craignait désormais. Je la sentais frémir sous mes pas. Je traçais droit sur un sentier menant à une forêt loin derrière laquelle deux sommets étrangement sensuels se dévoilaient.

Ma raison était mue par une force irrésistible qui excluait toute pensée qui n'allait pas dans le sens de l'accomplissement de ce dessein : je devais atteindre la forêt, les deux sommets, je n'avais d'autre but. Quelle puissante énergie était à l'oeuvre ? Sur le moment, je n'avais pas conscience de cette force qui m'entraînait toujours plus loin. J'étais comme la marionnette, convaincue de son libre arbitre, qui lève le bras à l'instant où son marionnettiste exerce son droit divin.

De longues montées se succédaient sans fin. Mon corps parcourait ces formes évocatrices comme à la recherche de délices plus subtiles. Je poursuivais mon ascension sur ce sentier qui s'étirait longuement. A chaque nouveau pas, la montagne cédait un peu plus à ma raison. A chaque nouveau pas, mon plaisir croissait. A tout moment, ce plaisir pouvait se transformer en douleur. Je ne disposais d'aucun moyen me permettant de connaître à l'avance l'instant à laquelle cette transition se produirait. M'en rendrais-je même compte ? La frontière entre douleur et plaisir est si étroite. Une zone ténue aux délimitations oscillant entre une délicieuse souffrance et une douloureuse volupté. La souffrance altère les sens, mêle les sensations, les pires comme les meilleurs et produit un état proche de l'extase.

La difficulté de l'ascension me ramenait progressivement vers des problèmes plus concrets. L'excitation première m'avait désormais quittée. Mon esprit vagabondait sans but précis, éreinté par ce combat. L'ascension est toujours aisée quand elle est contemplée de la vallée. Plus proche est la fin, plus la difficulté semble insurmontable lorsque l'effort est considérable. J'atteignais enfin la forêt. A mesure que je m'en approchais, sa chaleur caressait doucement mon visage. Ses senteurs flattaient mon instinct reptilien. Ces caractéristiques séduisantes contrastaient avec un quelque chose d'indéfinissable qui s'en échappait. Peut être étaient-ce ces murmures primaires ou ces bruissements d'un autre âge qui m'intriguaient ? Je me sentais comme un enfant examinant pour la première fois le sexe d'une femme. Je ressentais un désir fou de pénétrer cet univers singulier bien qu'une peur infantile me recommandait de passer mon chemin. Je devinais dans cette forêt des formes sensuelles, comme celle de ces idoles féminines dont le nom s'est perdu dans le brouillard de la préhistoire. Depuis sa naissance, cette nature élémentaire avait dû exciter la passion de biens des hommes.

J'observais longuement ce caprice de la nature mais le désir de conquérir ces deux sommets était plus fort. Je repris mon ascension. Les heures s'enchaînèrent sans que je n'en ai conscience. La montagne s'est enfin entièrement rendue à ma raison. Je la dominais, elle se donnait à moi sans rien m'opposer.

Quand les deux tétons apparurent, vaincus, derrière la dernière bretelle, une paix intérieure me gagna puis céda sa place à un phénomène d'une sensualité bouleversante. Je pleurais comme un enfant alors qu'un frisson intense balayait mes sens et emportait avec lui à chacun de ses passages tout ce qui me restait de raison. Comme les vagues lavent l'intérieur des terres lors des tempêtes, ce frisson avait supprimé de mon esprit toute forme de pensée complexe. Mon esprit n'était plus qu'un maelström de sens en fusion. Un rire dément s'échappait de mes lèvres et semblait durer une éternité. Les yeux clos et les mains empoignant l'objet de mes désirs, je goûtais ce délice comme perdu dans un univers sans temps ni espace.

 

Lorsque j'ouvrais mes yeux, la montagne avait disparu. A sa place, je vois le visage de Fany, mes mains serrant encore et encore son cou. Je contemple ses seins. Son corps semble désarticulé. Elle est allongée devant moi, à mes pieds, dans la neige. Une neige immaculée de rouge. Du sang recouvre ses jambes, son bas-ventre. Les yeux révulsés de Fany. La jupe arrachée de Fany.

Que t'ai-je fait, Fany ? Seigneur ! Tout me revient maintenant. Je suis un monstre.

Je vomis longuement sur le sol de cette pièce blanche dans laquelle on m'a enfermé. Du gaz semble s'échapper d'orifices que je n'avais pas vu sur les murs. Un voile s'abat sur mes yeux. Pardonnez-moi.

Publié dans Littérature

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